HERNANDO CALVO OSPINA
Accueil du site > FRANçAIS > ARTICLES > Gabo : Exil, politique et autres papillons

Gabo : Exil, politique et autres papillons

lundi 5 mai 2014, par Hernando Calvo Ospina

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

C’est la seule dictature officielle de la Colombie au siècle dernier, celle du général Gustavo Rojas Pinilla, qui l’obligea à fuir du pays. C’était en 1955. Gabriel García Marquez, Gabo, travaillait pour le journal de Bogota El Espectador. La faute en revient à « Récit d’un naufragé », une simple information transformée en un récit puissant et long, rédigé à partir du dialogue qu’il eut avec un jeune marin de la Marine Nationale. En quatorze épisodes, il relatait en détail ce qu’avait vécu cet homme qui passa plusieurs jours dans la mer. La controverse publique qui suivit ne plut pas à la dictature, car le navire était bourré de contrebande. Pour protéger Gabo, la direction du journal lui proposa d’aller en Europe en tant que correspondant.

Ce qu’il n’avait pas vécu sous la dictature colombienne, il le vécut dans le pays des Droits de l’Homme. Après être passé par Rome, il descendit d’un train à Paris, « une glaciale nuit de décembre 1955 », ainsi qu’il le raconte lui-même. En ce moment-là précisément, le peuple d’Algérie luttait contre l’invasion française. Gabo se rappelait que la police parisienne, qui l’avait confondu avec un algérien, l’avait arrêté et craché dessus. « La police bloquait soudain la porte d’un café ou d’un bar d’arabes du Boulevard St Michel et emmenait sous les coups tous ceux qui n’avaient pas une tête de chrétien. Et moi, j’étais l’un de ceux-là, forcément. » Les autres détenus se méfiaient logiquement de lui, malgré sa tête de « vendeur de tapis à domicile. » Mais à force d’aller dans les commissariats, de dormir tassé contre les algériens, il finit par gagner leur confiance. Ils réussirent à communiquer entre eux dans un méli-mélo de langues et de signes. « Une nuit, l’un d’eux me dit que quitte à être prisonnier, autant être coupable plutôt qu’innocent, alors je me suis mis à travailler pour le Front de Libération National d’Algérie. Il s’agissait du médecin Anied Tebbal, qui à cette époque fut l’un de mes grands amis à Paris. » C’est ainsi qu’en participant à des actions de subversion, le journaliste exilé devint militant de l’une des causes révolutionnaires qui, à ce moment, était des plus dangereuses pour la sécurité personnelle. C’est pour cela que des années après, dans l’Algérie libre, Gabo fut invité plusieurs fois aux festivités de la libération. Lors de l’une d’elle, il déclara : « La révolution algérienne est la seule pour laquelle j’ai été fait prisonnier. » (1)

Paris continuait à ne pas ouvrir les bras à Gabo. Il persistait pourtant à gagner son affection, mais la chance ne lui souriait pas. A Bogota, El Espectador fut fermé par le dictateur, et le journaliste se retrouva sans salaire. L’estomac de Gabo dut s’accoutumer à des jours sans un morceau de pain, quand l’aumône du passant ne tombait pas dans sa main tendue. Il eut une amoureuse, Tachia Quintero, une belle basque, exilée elle aussi. Ils partageaient la misère en plus des baisers. Cette même pauvreté qui les poussait à se disputer entre eux, à défaut de leur permettre de s’en sortir. Et c’est ainsi qu’entre le lit, la faim et la pauvreté naquit « Pas de lettre pour le colonel ». (2)

En 1959, la révolution cubaine triompha. Sous l’impulsion d’Ernesto “Che” Guevara, l’agence d’information Prensa Latina fut créée en avril, dont le premier directeur sera le journaliste et guérillero argentin Jorge Ricardo Masetti. Gabo accepta l’invitation à participer au projet, et s’installa à la Havane pendant six mois. Peu après, il prit la responsabilité de créer le bureau à Bogota. En 1960, il vint à New York en tant que correspondant de Prensa Latina. Il fallait être courageux et engagé pour accepter une telle responsabilité car la CIA et la contre-révolution assassinaient par balles ou bombes ceux qui étaient avec la Révolution. Aux Etats-Unis, la pression et les menaces furent telles contre le colombien, qu’il s’installa à Mexico en 1961. On peut dire que ce fut la première fois qu’il a cherché asile à cause de l’intransigeance politique. Mais même dans ce pays, il ne fut pas protégé de la qualification de “communiste” et d’ “agent castriste”.

C’est là qu’il écrivit « Cent ans de solitude », son chef-d’oeuvre. Publié en 1967, après que le premier éditeur à qui il l’avait proposé en eut dit : »Je crois que ce roman n’aura pas de succès, je crois que ce roman ne sert à rien. » La maison d’édition Editorial Sudamericana de Argentina le publia, et sauva la famille Garcia Marquez d’un beau problème avec les commerçants. Ceux-ci lui faisaient sans cesse crédit de nourriture, sous la promesse que l’argent allait arriver demain.

En 1963, quand Gabo voulut retourner aux Etats-Unis pour raisons professionnelles, son visa lui fut refusé, comme ce fut le cas plusieurs fois jusqu’en 1971. En 1984, à nouveau les Etats-Unis le lui refusèrent, bien qu’il fût invité par l’Université de Columbia. Il était dit qu’il avait des relations avec les communistes et les anarchistes. Un mélange politique qui ne peut que provenir des “sages” du gouvernement étasunien. Les interdictions de toucher le sol étasunien se répétèrent, et ce jusqu’en 1994, quand le gouvernement Clinton lui accorda le visa, et que le président l’invita à dîner. Le dirigeant le considérait comme son « héros littéraire ».

Il faut dire que Gabo n’était pas seulement l’ami de Fidel Castro et de la révolution cubaine. Il avait aussi de nombreuses amitiés dans la gauche mondiale. Même si après « Cent ans », la droite aussi le considérait avec sympathie, et que lui-même ne voyait pas d’inconvénients à se laisser courtiser. Courtiser, car il n’existe pas de preuves qu’il se soit vendu ni loué. Il avait raison. C’est cela faire de la politique.

Gabo a été décisif dans la création et le développement de la revue Alternativa. Sans aucun doute, la meilleure revue de gauche de l’histoire de la Colombie. De 1974 à 1980, Alternativa révolutionna l’information depuis l’autre bord politique. Elle contre informait de manière moderne, avec un langage de qualité pour tous publics. Les enquêtes et les reportages hebdomadaires faisaient toujours des étincelles et donnaient des maux de tête à la classe dirigeante et au gouvernement. Mais, dans un pays où l’intransigeance politique a toujours été reine, les menaces contre les journalistes et les bombes qui éclatèrent au siège du journal furent la règle. Alternativa a été l’unique projet journalistique ayant réussi à réunir des membres importants du milieu intellectuel petit-bourgeois, et quelques-uns qui venaient de plus haut. A cette occasion, ceux-ci surent regarder et exprimer la situation de ceux d’en bas ainsi que le cœur néfaste du pouvoir. La machinerie du système réussit à étouffer économiquement cette revue.

Début 1981, sous le gouvernement de Julio Cesar Turbay Ayala, l’organisation guérilla M-19 tenta de débarquer des armes par la côte Pacifique. Pour la première fois dans l’histoire du pays on vécut une répression généralisée contre tout ce qui avait une odeur d’opposition politique. Les prisons se remplirent de gens torturés, qui n’avait pour la majorité pas de relation avec les guérillas. A Bogota, des centaines de personnes furent amenées dans les écuries de l’armée. Entre autres techniques de torture, les chevaux étaient entrainés pour provoquer la terreur : en essayant de violer des personnes attachées et enduites de miel. On pensait sûrement envoyer Gabo là-bas après l’avoir arrêté. Le “renseignement” militaire considérait qu’il faisait partie du M-19, et qu’il avait à voir avec les débarquements, puisque les armes étaient supposées venir de Cuba, et que, quelques semaines auparavant Gabo s’était trouvé là-bas.

L’écrivain, qui était déjà le personnage colombien le plus reconnu au monde, dut partir de nouveau en exil. Mexico lui offrit de nouveau refuge, bien que ses services de sécurité continuèrent à le surveiller : ils pensaient aussi que son parcours n’était pas si politiquement correct. C’est ce qu’ont révélé il y a peu des documents déclassifiés de la sécurité mexicaine.

Nous dirons, cyniquement, que les militaires, maitres du pouvoir en Colombie depuis ce temps-là, faisaient leur “travail”. Mais c’est une chose que la grande presse aurait dû refuser. Cependant, comme c’est devenu la norme depuis, c’est elle qui mit la corde au cou de Gabo. Dans un éditorial dominical publié dans le principal journal du pays, El Tiempo, les “raisons” pour lesquelles Gabo était “coupable ” furent exposées. Rafael Santos Calderon n’eut pas le cran de le signer de son nom, mais y apposa le pseudonyme de Ayatola. Par la suite, l’accusé écrivit une note publique à son propos : « Je ne sais pas avec certitude de qui il s’agit, mais le style et la conception de son texte le dénoncent comme un attardé mental qui n’a pas du tout le sens des mots, qui déshonore le métier le plus noble du monde avec sa logique d’oligophrène [...] ». Et il poursuivit, en disant du journal, qui empira au fil des années, qu’il était comme « un monstre sans contrôle qui s’empoisonnait avec son propre foie. Cependant, cette fois, le monstre est allé au delà de toute limite permise et est entré dans le domaine sombre de la délinquance. D’un côté, un Gouvernement arrogant, ébranlé et sans but, soutenu par un journal dément dont l’étrange destin est, depuis de nombreuses années, d’être toujours d’accord avec les présidents qu’il déteste. »

Dès lors, Gabo n’a plus été que de passage en Colombie. Ce Gabo qui fut le contraire de cette très mauvaise image qui pèse sur les colombiens : le narcotrafic, si protégé par les classes dirigeantes qui en profitent.

Cependant, on a dit, et ce jusqu’après sa mort, qu’il « haïssait » ses concitoyens. Qu’il était prétentieux et que c’est pour cela qu’il ne vivait pas parmi eux. Et bien sûr, les qualificatifs préférés n’ont pas manqué : ami de terroristes, chaviste et castriste. Un « communiste méprisable » dira un journaliste qui écrivit soi-disant sa biographie. Le jour même de sa mort, la sénatrice Maria Fernanda Cabal lui souhaita d’aller en enfer, aux côtés de Fidel Castro et d’Hugo Chavez. Cela a toujours été le souhait du chef politique de cette dernière, l’ancien président Alvaro Uribe Velez.

« Immortel », titrait en lettres immenses l’édition digitale de El Tiempo à la mort de Gabo. Sans mentionner le fait que le journal avait été le co-auteur de son exil en 1981.

Gabo est mort à Mexico, le 17 avril dernier. Et c’est à Mexico qu’il a été incinéré. Le président de la Colombie, Juan Manuel Santos, et plusieurs officiels du pays ont dû venir jusqu’ici pour lui rendre « hommage ». Aucun responsable politique, y compris le président n’a eu l’honnêteté d’expliquer pourquoi son corps n’a pas été transféré en Colombie, et incinéré là-bas. Personne ne le sait. Personne ne veut le savoir.

Par contre, profitant de sa disparition physique, le président Santos a utilisé son nom pour mentir au sujet de réunions et de négociations avec les guérillas colombiennes. Il l’a fait lors d’une interview pour la BBC de Londres. Il y a dit : « Je suis allé de nombreuses fois à Cuba à des réunions avec leurs dirigeants, convoqués par Gabo et par Fidel Castro. » (3) D’après ce qu’a pu vérifier l’auteur de ce texte, il s’agit d’un mensonge éhonté. Jamais Gabo ni Fidel ne l’ont convoqué pour cela. L’histoire véritable ne ment pas.

Et c’est ainsi que Gabo continue d’être en exil.

Traduction : Hélène Vaucelle.

Notes :

1) http://elpais.com/diario/1982/12/29...

Lire aussi : http://www.legrandsoir.info/la-litt...

2) http://www.elpais.com.co/elpais/col...

3) BBC World, 22 avril 2014.

Répondre à cet article

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0