HERNANDO CALVO OSPINA
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En Colombie, « pas de justice, pas de paix »

Vu et entendu à La Havane

vendredi 1er février 2013, par Hernando Calvo Ospina

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Par Hernando Calvo Ospina, envoyé spécial du Monde Diplomatique, février 2013.

Devant le portail, vêtues d’un uniforme vert olive, ce sont presque toujours de jeunes femmes qui montent la garde. Rares sont celles qui portent l’arme à la ceinture. Autour d’un petit lac, on distingue plusieurs maisons, d’un étage pour la plupart, séparées par des arbres et des jardins. Entouré d’un haut mur, sans présence notoire de vigiles ni grillage électrique ou caméras de surveillance, voici le complexe résidentiel El Laguito, à La Havane. C’est ici que l’Etat cubain héberge les personnalités internationales. Là que séjournent les représentants des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), dans le cadre du dialogue engagé par cette organisation avec le gouvernement colombien.

El Laguito est devenu une obsession pour la plupart des quelque soixante correspondants étrangers accrédités pour couvrir les négociations. Ils veulent interviewer les guérilleros et savoir comment ils vivent. N’y parvenant pas, ils inventent souvent des histoires sur le prétendu luxe qui les entoure. De fait, il s’agit de maisons modernes, mais l’ostentation n’est pas vraiment ce qui saute aux yeux. En revanche, c’est vrai, certains des combattants ont l’impression de vivre dans un palace, car ils n’ont connu que les forêts, les montagnes ou d’humbles habitations. « J’ai eu un peu de mal à m’adapter et à passer la nuit enfermé dans une chambre, sans les bruits de la campagne, confie le commandant Miguel Pascuas, l’un des paysans fondateurs des FARC en 1964. Jamais je n’avais eu un matelas aussi confortable (1) ! »

Plus connu sous le nom de Rodrigo Granda, membre du secrétariat (la plus haute instance dirigeante) et responsable du travail diplomatique (2), le commandant Ricardo Téllez raconte que les FARC reçoivent tous les jours des demandes d’entretien. Les guérilleros se montrent réticents lorsque la sollicitation vient des grands médias colombiens : « Ils passent leur temps à chercher le mot qui permettra de faire scandale en notre défaveur », déplore M. Granda. Le 18 octobre, lors de l’inauguration officielle des discussions à Oslo (Norvège), les deux principales chaînes d’information, CaracolTV et RCN, ont interrompu la retransmission lorsque le comandante Iván Márquez, numéro deux des FARC et chef de sa délégation, a commencé son intervention. « La plupart des Colombiens n’ont pu écouter et voir que le délégué du gouvernement, Humberto de la Calle. »

Quand nous faisons remarquer aux cinq guérilleros présents qu’ils représentent une véritable fortune, ils nous jettent un regard chargé d’incompréhension. Explication : pour leur tête et celle des autres négociateurs, les gouvernements colombien et américain offrent des récompenses allant de 500 000 à 5 millions de dollars. Morts ou vifs, MM. Márquez, Granda et Pascuas affichent les « tarifs » les plus élevés. Tout en buvant un jus de fruit, M. Pascuas confie : « Pour que nous puissions quitter la Colombie direction Cuba, puis direction Oslo, le gouvernement a demandé à Interpol de retirer les mandats d’arrêt lancés contre plusieurs d’entre nous. Deux jours après notre retour d’Oslo, il a fait la requête inverse. Il n’y a qu’à Cuba et en Norvège que ces mandats ne sont pas valides ! Vous trouvez ça logique ? »

Pour beaucoup, c’est parce que l’opposition armée se sent proche de la défaite qu’elle a accepté les négociations. « Nous avons pris des coups et nous en avons donné, réplique Mme Sandra Ramirez, veuve du dirigeant historique des FARC Manuel Marulanda. Mais, malgré les milliers de millions de dollars qu’ils ont investis en armement et en technologie de pointe, nous sommes toujours présents dans presque tout le pays. »

Pourtant, ne peut-on pas s’interroger sur la pertinence de la lutte armée dans une Amérique latine qui a vu s’installer plusieurs gouvernements de gauche par la voie électorale ? Assis sous un arbre touffu, M. Granda tire sur sa cigarette et répond : « Ceux qui ne connaissent pas l’histoire du terrorisme d’Etat en Colombie ne peuvent pas comprendre que la lutte armée soit toujours d’actualité. Elle sera justifiée tant que l’oligarchie se comportera de manière intolérante, tant qu’elle réprimera violemment, comme presque nulle part ailleurs dans le monde, le moindre signe de non-conformisme. Historiquement, chaque projet politique ou social qui a envisagé de briguer le pouvoir s’est fait massacrer. »

M. Granda rappelle comment le président Juan Manuel Santos, fraîchement élu, a accepté la proposition des FARC de chercher une solution politique au conflit. Il a fait parvenir sa réponse à l’un des principaux dirigeants de l’organisation, Jorge Briceño, alias « Mono Jojoy », considéré par le gouvernement comme le « principal ennemi de la Colombie ». M. Santos proposa un dialogue sans publicité, que les dirigeants de la guérilla acceptèrent. « On en était là lorsque, le 22 septembre 2010, trente tonnes de bombes et de missiles tombèrent sur le campement de Jojoy, dont sept atteignirent précisément le lieu où il dormait. » Vingt jours avant cette opération « Sodoma », Briceño avait déclaré dans une interview : « On ne met pas fin [à la guerre] avec des bombes, ni à coups de missiles, ni avec des avions. On y met fin par la réflexion, par la politique, et en apportant des réponses aux besoins du peuple. »

Alors qu’on s’attendait à une forte réaction militaire des FARC, la direction des insurgés persista, à travers un communiqué modéré : « Ce n’est pas par la voie de l’extermination de l’adversaire que la Colombie parviendra à la paix et à la réconciliation. (...) Le seul chemin est celui d’une solution politique et pacifique au conflit social et armé interne. » Bien que le secrétariat ait décidé de poursuivre les contacts, le président ordonna d’abattre ses membres s’ils ne se rendaient pas. Le 4 novembre 2011, le numéro un des FARC, Alfonso Cano, fut encerclé par huit cents soldats des forces spéciales secondés par des avions et des hélicoptères. Il était accompagné de quatre hommes et d’un chien. « Son assassinat fut un coup très dur, admet M. Granda. Mais, décidant de maintenir brandi le drapeau de la paix, une action cohérente avec nos idées, nous n’avons pas interrompu les rencontres avec les envoyés du président. » Nouveau chef des FARC, M. Timoleón Jiménez, dit « Timochenko », a adressé au président une lettre ouverte se terminant par ces mots : « Vous faites fausse route, Santos. » En guise de réponse, les opérations militaires se sont intensifiées.

« Nous ne quitterons pas la table des négociations, assure le commandant Márquez, assis sur un muret, à l’ombre des palmiers et d’un arbre en fleurs. Nous ne romprons pas les discussions. Nous savons qu’ils vont tenter de nous provoquer en nous agressant. Ils chercheront un prétexte ou ils le fabriqueront, mais nous continuerons d’insister sur la nécessité d’une paix avec justice sociale, parce que la paix ne peut se résumer au silence des fusils. »

Le 19 novembre, l’état-major des FARC a ordonné à toutes ses structures de cesser toute opération offensive jusqu’au 20 janvier. Dans un communiqué, il a demandé au gouvernement d’en faire autant pour offrir une trêve de Noël aux Colombiens. Non seulement la requête a été rejetée, mais les opérations militaires se sont multipliées. Dans le même temps, le délégué de la Calle n’a cessé de répéter : « Le modèle économique ne sera pas mis en cause, pas plus que la doctrine militaire, ni les investissements étrangers... »

Notes :

1) Interview de Miguel Pascuas, commandant fondateur des FARC : « Nous sommes ici afin de négocier une autre Colombie pour le plus grand nombre, pas pour nous rendre ». http://hcalvospina.free.fr/spip.php...

2) Lire Maurice Lemoine, « Un chef des FARC parle », Le Monde diplomatique, août 2007.

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