En janvier 2005, le journaliste et écrivain Hernando Calvo Ospina a interviewé Juan Formell, l’un des plus grands créateurs de musique populaire cubaine. Comme à son habitude, Hernando souleva des points de controverse. Formell lui répondit en toute franchise et en détails, même aux questions les plus délicates. Voici pour nos lecteurs l’intégralité de cet entretien, dont le contenu n’a pas pris une ride.*
(Juan Formell et H. Calvo Ospina, La Havane, janvier 2005)
« En considération de sa carrière artistique longue et remarquable, de ses apports dans le domaine de la musique, de sa lutte constante pour la défense des valeurs culturelles de notre nation et de son travail hautement créateur pour le plaisir de notre peuple, qui a contribué à l’enrichissement de notre culture nationale (…). Parce qu’il s’est consacré au développement de la musique populaire cubaine, y reflétant les plus authentiques sentiments de notre peuple, son optimisme et sa vitalité exprimés avec une cubanité proverbiale et des valeurs esthétiques et artistiques élevées ; et pour sa loyauté envers le peuple et la Patrie qu’il a servie avec humilité et désintéressement . »
Voilà ce que stipulait la décision du Conseil d’Etat de Cuba, signée par le président Fidel Castro, en concédant la très haute distinction « Ordre Félix Varela » de premier niveau, au compositeur, bassiste et directeur du Groupe Van Van, Juan Formel. La cérémonie de remise eut lieu le 10 mars 2002, au Mémorial José Martí de la Place de la Révolution.
Au moment de s’adresser aux assistants, Formell affirma que pour lui cette récompense avait plus de signification que le Grammy, un prix convoité par les artistes du monde entier, et qu’il avait obtenu avec les Van Van deux ans auparavant.
Le bassiste, né en août 1942, déclara ce soir-là d’une voix posée : « Le fait de recevoir cet Ordre est une reconnaissance de la musique populaire cubaine. C’est un fait historique, car cette musique a été longtemps marginalisée. C’est une reconnaissance des musiciens qui sont à Cuba et qui ont fait leur travail à partir du quotidien de ce pays sans que personne ne le leur raconte. ».
Une haute grille empêche de voir l’intérieur de la maison de Formell, située dans un quartier populaire de La Havane. Je crois que c’est la seule chose qui la distingue de ses voisines. En la regardant, et connaissant le luxe et l’excentricité que s’infligent les artistes célèbres hors de Cuba, je ne peux cacher ma surprise. Ici vit un homme qui est catalogué comme le plus important créateur de musique populaire dansante du dernier quart de siècle à Cuba, et l’un des plus brillants du continent américain.
En 1999, durant une tournée dans vingt-six villes étasuniennes, le journal Los Angeles Times écrit que Formell dirige « l’un des orchestres de danse les plus influents dans l’histoire de la musique afro-cubaine ». Le New York Times affirme carrément que les Van Van sont « les Rolling Stones de la salsa ».
On me conduit dans un grand salon. Hormis la table de billard, la sobriété de la décoration est frappante. L’aimable hôtesse m’invite à m’asseoir sur l’un des fauteuils en cuir et m’offre de l’eau et du jus de fruit. En amenant les boissons, elle me prie de patienter quelques instants, le temps que l’artiste en ait terminé avec ses visiteurs précédents. Je reste seul quelques minutes dans une atmosphère extrêmement calme.
Formell, le créateur de quelque huit cents compositions, arrive le sourire aux lèvres, aimable, en s’excusant de son retard. J’accepte son invitation à un verre de rhum, et il revient avec une bouteille qu’il met à ma disposition. Quand je commence à lui énumérer les sujets que je désire aborder, il pose son verre d’eau, me regarde à travers ses lunettes d’un air amusé et me dit : « Ne perds pas de temps. Pose tes questions. » Puis il me confie qu’il est en train de travailler sur une sorte de biographie avec un journaliste cubain.
- Juan, tu es très populaire à Cuba. Raconte-moi donc quelle est la relation des Cubains avec leurs artistes phares.
Chico, à Cuba, le public aime beaucoup ses artistes. Mais il s’agit d’un concept très différent de celui de l’étranger en ce qui concerne les « stars », car nous croisons les gens dans la rue presque tous les jours. Selon moi c’est une bonne chose, car cela fonctionne comme un thermomètre qui permet de savoir comme les gens te perçoivent.
On partage la vie des gens, par exemple, quand on achète du pain, quand on va chercher de l’essence, ou quand on va restaurant. Dans ces moments-là, les gens s’approchent de toi, te demandent un autographe, te font des commentaires sur ton travail, te font savoir ce qui ne leur plaît pas de tel ou tel morceau, ou de la chorégraphie qu’ils ont vue lors d’un concert. Ils te proposent même des paroles pour une chanson.
C’est très utile. On a un niveau de communication spécial avec les gens, car en quelques instants ils te suggèrent certaines choses, ils te proposent des idées, ils t’embrassent affectueusement. Maintenant, ce qui peut arriver aussi, c’est que, quand tu vas chercher de l’essence et que tu te trouves face à une queue immense, dès qu’on te reconnaît, on t’offre de passer devant. Ce sont de petites choses, simples, mais qui me semblent très belles.
- Je suppose que ce genre de contact t’a servi dans ton travail de compositeur, car on retrouve dans tes chansons beaucoup de vécu populaire.
J’ai toujours essayé de ne pas vivre isolé, bien que d’une certaine manière ce soit nécessaire, car on a besoin d’un peu de concentration dans ce travail de créativité qui est très personnel.
Pour moi, ce contact, ce niveau de communication avec les gens est très important, car cela te permet d’être un chroniqueur. Je n’ai rien inventé, car Nico Saquito, Benny Moré et Miguel Matamoros, entre autres, l’avaient déjà fait. C’est une pratique courante dans la musique populaire de raconter des faits déterminés avec les caractéristiques de l’époque dans laquelle on vit. On peut inventer beaucoup de situations, mais pour bien raconter, il faut les avoir vécues, aimées et même en avoir souffert. Le Cubain est toujours en train d’inventer des phrases et des mots. Des fois il sort des choses comme : « Ce truc qui va », « par-dessus le niveau » ou « quoi de neuf ? », que l’on comprend très bien quand on connaît la réalité et le contexte cubain, car elles peuvent signifier des milliers de choses.
On finit par devenir un chroniqueur de la vie quotidienne quand on assume l’ironie, l’espièglerie ou le double sens de beaucoup de phrases que les gens inventent. C’est-à-dire qu’on s’inspire de la verve populaire et qu’on y ajoute de la musique.
- Juan, avant de continuer, parle-moi de tes origines et de ta rencontre avec la musique et la contrebasse.
Je suis né en 1942 à Cayo Hueso, un quartier humble de La Havane. Malgré la pauvreté qui y régnait, j’ai été heureux dans ses rues. Tu sais combien la rue a une signification spéciale pour nous, pour notre vie, à Cuba et en Amérique latine.
Chico, le contact avec la musique a commencé dans ma propre maison. Mon père, dont je garde de beaux souvenirs, avait beaucoup de capacités, de connaissances musicales et un grand talent. Il a été directeur de plusieurs groupes musicaux, d’orchestres de théâtre, et en plus il composait de la musique populaire et classique. J’adorais venir près de lui pour le voir travailler.
Il connaissait mon attirance pour la musique, mais il ne voulait pas que mon frère et moi devenions musiciens ; il préférait que je fasse des études de médecine, même si c’était difficile d’y arriver à cette époque antérieure à la Révolution. Mon père avait raison de vouloir m’éloigner de la musique, car les musiciens vivaient beaucoup de difficultés à cause de l’instabilité du travail.
J’insistais auprès de lui pour qu’il m’apprenne, jusqu’au moment où il a dû accepter. Normalement, à Cuba, les enfants commencent à étudier la musique à sept ans, alors que moi j’ai commencé à quatorze. Le pays vivait une situation politique très tendue, car le mouvement révolutionnaire mené par Fidel avait des répercussions partout.
Donc mon père ne voulait pas que nous retournions à l’institut où l’on faisait nos études, parce que le trajet que l’on devait faire à pied était très long, et il avait peur qu’il nous arrive quelque chose. Finalement il n’a pas eu le choix et il est devenu mon professeur de musique. Il m’a suggéré d’apprendre à jouer de la contrebasse, car il me disait que cet instrument allait me permettre de travailler avec plus de régularité.
Et apparemment il ne s’est pas trompé ! Depuis ce jour, et jusqu’à aujourd’hui, je me suis mis à l’étudier avec beaucoup de passion, toujours en autodidacte.
- Quels ont été tes premiers pas dans le monde des musiciens professionnels ?
J’ai commencé dans la Bande de Musique de la Police Nationale Révolutionnaire, c’est-à-dire, après le triomphe de la Révolution. En 1959 exactement, j’avais 17 ans. Avant cela, je faisais partie de petits groupes qui allaient de bar en bar jouer et ramasser quelques pièces. Quelques années après, comme j’avais aussi appris à jouer de la guitare, j’ai pu accompagner avec un instrument ou l’autre de grands artistes comme Elena Burke et Omara Portuondo. J’ai fait partie des orchestres de Rubalcaba et Peruchin.
En 1967, j’ai cessé de jouer de la contrebasse dans l’orchestre qui accompagnait le spectacle de l’hôtel Habana Libre, et j’ai rejoint le groupe de Elio Revé. Je n’avais pas l’intention d’y rester des mois, mais le temps a passé, j’ai commencé à m’occuper des arrangements, à proposer de nouvelles idées, à faire part des préoccupations que j’avais, jusqu’à ce que je me heurte à Elio qui n’était pas disposé à ce que je change toute la sonorité de son groupe. A cette époque, j’étais déjà influencé par le rock, Elvis Presley et les Beatles, mais aussi par nos Cubains, Benny Moré, Felix Chappottin et l’orchestre Aragon. Avec Elio, j’étais limité dans mes aspirations. Bon, pour résumer, je quitte Revé, le 4 décembre 1969 naissent Los Van Van, et l’année suivante on enregistre le premier album.
Juan Formell et le percussionniste José Quintana « Changuito » sont les principaux artisans de la création de Van Van. Malgré les limites imposées par les malencontreuses décisions de quelques fonctionnaires, auxquelles ils se heurtent, comme la fermeture de nombreuses discothèques, le succès de l’orchestre est immédiat.
Van Van amène une véritable révolution de la formation orchestrale en intégrant des instruments électroniques en vogue dans la pop, comme la guitare électrique, les synthétiseurs. Ils abandonnent la paila cubaine, instrument de percussion local, pour la remplacer par la batterie. Ce n’est pas tout : deux flûtes, un violoncelle et une section de trombones puissants sont de la partie.
Le cocktail sonore que Van Van concocte recueille des éléments de l’éternel son cubain, de la rythmique afro-cubaine, de la musique caribéenne et brésilienne, du rock, du jazz, plus un travail vocal hors du commun. Tout cela placé dans les mains d’une quinzaine de musiciens dotés d’une qualité technique inouïe. Van Van vient moderniser la musique cubaine.
Formell m’assure que Van Van n’a fait que « rénover le format de la Charanga typique, en incorporant des instruments nouveaux ».
Je goûte le rhum, puis j’évoque le nom de l’orchestre et les débats qu’il a causés.
Chico, on a beaucoup spéculé sur le nom. On a inventé des choses qui n’arrêtent pas de me faire rire, à cause de l’imagination des gens, en particulier quand on affirme que le groupe s’appelle ainsi parce qu’il faisait partie d’une campagne gouvernementale.
La seule chose certaine c’est qu’un jour les musiciens qui allaient former cet orchestre étaient réunis et nous cherchions un nom pour le groupe. Certains ont proposé de l’appeler Juan Formell, mais j’ai refusé, car si je m’en allais un jour ou si je disparaissais, le groupe devait continuer.
Moi, je voulais que ça sonne comme tan tan ou tin tin. Et bon, on a dit : pourquoi pas Van Van ? Bien sûr, l’idée n’était pas gratuite, car l’expression était à la mode. A cette époque, on faisait la campagne pour la récolte de la canne à sucre de 1969-70, où l’on aspirait à produire dix millions de tonnes. Donc, à la télévision et à la radio, on répétait quotidiennement : « Les dix millions, on les atteindra (Los diez millones de que van, van) ». Mais le nom de l’orchestre n’avait rien à voir avec la campagne en termes politiques. Cela me fait rire quand je lis ou j’entends que c’est Fidel qui a ordonné de créer l’orchestre pour soutenir la récolte de la canne à sucre. Quelle imagination ! Fidel ne s’est jamais mêlé de musique, il est plus proche du sport. Si nous avions été en train de préparer une équipe de base-ball, peut-être aurait-il fait une suggestion.
Aujourd’hui presque personne ne se rappelle de cette récolte de canne à sucre et Van Van est toujours au centre de la musique populaire de danse. Et si l’orchestre est toujours là, c’est grâce aux excellents artistes qui l’ont accompagné tout au long de sa trajectoire, comme le percussionniste José Luis « Changuito » Quintana, qui pour moi est l’un des musiciens les plus géniaux de Cuba, le chanteur Pedrito Calvo, le pianiste Cesar « Puppy » Pedroso, le chanteur et saxophoniste Angel Bonne, le chanteur Mario « Mayito » Rivera, et bon, beaucoup d’autres qui ont contribué au succès de Van Van.
- Juan, Van Van a repris des éléments du jazz, du rock et de la pop, mais si je ne me trompe pas, durant plusieurs années il y a eu un certain rejet « officiel » de ces musiques pour leur « parfum impérialiste ».
Ecoute, les Beatles, la pop, c’est un phénomène mondial qui s’est imposé partout. La Révolution venait de triompher et d’une certaine manière on a commencé à faire un tabou de ces musiques, et à dire des choses erronées à leur propos, au point de les interdire un peu à la radio. Un peu.
Ca oui, je dois dire qu’on ne les a jamais interdites officiellement, il n’y a pas eu d’ordre explicite. On a dit aux radios : « Essayez de diffuser plus de musique cubaine ». Bien sûr, je dois dire que la musique diffusée n’était pas vraiment celle qui se dansait. Tel était le contexte quand je suis entré dans l’orchestre de Elio Revé.
Chico, malgré cette espèce de rejet qui existait à l’encontre de ces musiques, nous n’avions pas trop le choix, on ne savait pas à quoi s’accrocher : il y avait un vide sonore, parce qu’il n’y avait rien de nouveau dans la musique populaire cubaine, alors que les gens voulaient un son nouveau. Juan Formell parle de manière paisible, mais même ainsi il n’oublie pas l’habitude cubaine de gesticuler les mains.
Je le félicite pour le Grammy récolté en 2000, un prix que les Van Van méritaient depuis de nombreuses années. « On ne nous a même pas laissés aller recevoir le prix, car le gouvernement américain nous a refusé le visa ! », me dit l’artiste, indigné. Pour la première fois, ses mots sont vifs et il ajoute : « Mais ce n’est pas tout, chico : actuellement, ils ont un nouveau prétexte pour ne pas accorder les visas, car ils ont désigné Cuba comme un pays « terroriste ». Tu imagines ! Ces messieurs d’en face sont fous ! ».
Formell a raison. En 2003, les Van Van sont de nouveau nominés aux Grammy : le visa pour assister à la cérémonie leur est refusé. Non seulement à eux, mais aussi à d’autres artistes quel que soit leur âge et le genre de musique qu’ils interprètent. Et le comble, c’est que même des juges désignés par l’Académie, comme l’artiste José Luis Rojas « Rojitas », se voient refuser le visa.
Je lui fais remarquer que le fait d’avoir obtenu le prix Grammy a au moins dû permettre que les ventes aux Etats-Unis et dans d’autres pays soient satisfaisantes. Mais il poursuit sur le même ton irrité.
Au contraire. L’impresario avec lequel nous avions signé un contrat pour le CD qui a gagné le prix, « Llegó Van Van », ne l’a distribué nulle part. On ne nous a pas dit ce qui s’est passé et nous avons même un procès en cours. Mais il nous a bien eus, car il n’a tenu aucun de ses engagements..
Si ce travail avait été distribué convenablement, on aurait pu montrer à un public plus vaste la richesse musicale accumulée durant toutes ces années à Cuba.
Bon, maintenant, nous sommes en train d’essayer la distribution avec Universal pour un CD en live. On a signé avec cette boîte, bien qu’elle soit américaine, mais à travers la section européenne. On va bien voir ce que ça va donner.
Ces pratiques sont une attaque contre la culture cubaine, contre le travail que nous sommes en train de réaliser, nous les artistes qui avons grandi et mûri avec la Révolution.
- Juan, il est vrai que plusieurs orchestres cubains ont vécu cette expérience. Mais, tu ne crois pas que si les entreprises cubaines du disque avaient de l’expérience dans la promotion et la distribution de la musique à l’étranger, cela vous aiderait ?
Chico, je ne crois pas que cela soit le seul motif pour lequel la musique cubaine ne perce pas sur le marché international comme elle le mérite. L’aspect politique joue un rôle déterminant. C’est clair et limpide : le simple fait d’être des Cubains qui vivons à Cuba nous empêche de participer au marché.
Ces marchés sont contrôlés par les entreprises nord-américaines. Ce sont elles qui décident quelle musique on écoute dans le monde. Je sais que d’autres bons artistes, non cubains, ont les mêmes difficultés que nous face au monopole, mais avec nous on abuse vraiment.
Nous sommes face à une muraille énorme, car la promotion et la distribution coûtent très cher. Il faudrait des millions de dollars même pour faire quelque chose de modeste. Tu n’imagines pas ce qu’il faut payer aux gens de la radio et de la télévision pour qu’ils placent une chanson au « Hit-parade ». La qualité importe très peu. Et même quand il y a de la qualité, il faut mettre de l’argent sur la table des programmateurs.
Les grandes transnationales, celles qui possèdent l’argent, ne font pas d’affaires avec nous, et quand elles osent, elles le font parcimonieusement. Cela doit être à cause du blocus, car dans une de ces lois, il est stipulé qu’un impresario étasunien ne peut rien faire produire de cubain qui ait rapport avec l’informatique, et cela va jusqu’à la distribution de cassettes.
- Je pense à une autre raison…
Excuse-moi de te couper la parole, mais ce n’est pas simplement une question politique. D’un point de vue idéologique si tu veux, ce qui dérange c’est ce qui se produit depuis 1959, depuis qu’il y a la Révolution. Tu as la preuve avec Buena Vista Social Club : cette musique a été produite avant cette date, et elle a eu une promotion et un impact mondial.
Et nous, nous sommes tombés là, dans cette « erreur » d’être né ici, d’avoir créé et construit ici, et de continuer à vivre dans notre pays, sur cette île « communiste », « castriste », ou comme on veut bien l’appeler. Pour tout cela, nous sommes punis par le « véto ».
Chico, quand tu es un bon musicien cubain qui commence à émerger sur la scène internationale, deux chemins t’attendent : le premier, tu te laisses acheter et tu quittes ton pays ; ou le second, tu décides de vivre avec ton peuple, en sachant que tu resteras à mi-chemin de la popularité internationale.
Même si ici, nous, les Cubains, sommes habitués à ce genre de choses, ça n’en est pas moins insultant.
- Juan, maintenant que tu évoques le sujet, je veux te poser une question un peu plus personnelle, t’a-t-on déjà proposé de quitter définitivement Cuba ?
Chico, on me l’a proposé directement trois fois. Une fois, cela venait de propriétaires d’un réseau de radios aux Etats-Unis dominé par des Cubains. Ils me proposaient de demander l’asile dans ce pays, et de signer un contrat d’exclusivité de diffusion de Van Van, et ils m’offraient un bon paquet de dollars. Au Pérou et en Espagne, les deux autres propositions provenaient de deux transnationales.
- Je suppose que les offres ont été très tentantes, non ?
Oui, effectivement. En plus de l’argent, on te promet des possibilités techniques et de diffusion immenses. On te dit que tu vas avoir plusieurs voitures et une villa avec piscine…
Dans les trois cas, j’ai répondu que cela ne m’intéressait pas de quitter Cuba. Je me sens très bien ici, avec mon peuple qui m’aime beaucoup.
Tout cela est très tentant, mais il y a une contrepartie qui ne m’a jamais plu. C’est-à-dire, qu’en plus de quitter Cuba, ce qui est déjà beaucoup, j’ai vu que ceux qui étaient partis restent ancrés dans l’époque où ils ont émigré. La perte de contact avec leur public naturel les empêche d’évoluer. C’est comme si le temps s’arrêtait pour eux. Même ceux qui vont à Miami, où ils ont un public de Cubains, n’ont pas de référence, d’inspiration, car, comme ils se convertissent en immigrants, ils ont tendance à plonger dans la nostalgie. Ecoute, je t’assure que quand on te fait sentir la pression, la tentation, tu prends conscience que tant que tu vivras ici, tu n’auras jamais ta place sur le grand marché.
Mais, il y en a beaucoup comme moi qui démontrent que les paillettes et tout l’argent qu’ils nous font miroiter à l’étranger ne font pas tout. Par exemple, nous avons un excellent batteur à qui Ricky Martin en personne a proposé de rester à l’étranger. Il a choisi son île et Van Van. Pour lui, la vie qu’il mène à Cuba lui suffit. Il adore vivre à Cuba.
(Formell intervient durant le VIIIème Congrès de l’Union des Ecrivains et Artistes de Cuba, UNEAC, avril 2014)
- J’ai entendu dire - et certains de tes propos m’y ont fait penser - que tu n’étais pas d’accord avec l’attitude du gouvernement cubain à l’égard des artistes qui s’en vont définitivement. C’est vrai ?
Ici il y avait une loi migratoire qui interdisait le retour à tous ceux qui restaient à l’étranger, qui s’y installaient définitivement. Heureusement, on a résolu ce problème.
Je crois que cette loi était une erreur. Le travail réalisé par un musicien qui continue à respecter nos valeurs, qui ne se prête pas à attaquer notre patrie, même s’il vit en dehors de Cuba, est un travail que l’on doit connaître et diffuser.
Car, écoute, je ne vois vraiment pas quel musicien est resté à l’extérieur pour cause de persécution politique, comme certains l’ont dit. Je suis sûr que tous sont restés pour des raisons économiques. Il y en a qui sont partis pour des raisons économiques et qui ont servi la contre-révolution en attaquant Cuba, ça c’est autre chose.
Le seul fait de rester définitivement à l’étranger est une punition pour eux ; ils perdent énormément. Je te répète ce que je viens de dire : un artiste cubain a besoin du contact avec les Cubains d’ici, avec le milieu, avec le vécu. Le musicien qui part perd tout ce dont nous parlions au début de l’interview, c’est à dire l’essence de sa création. Tu as besoin de cette femme qui passe chaque matin en criant : « Allez, écoute, attrape le biscuit, le biscuit facile ! ». Peut-être que ça ne te dit rien mais à nous les Cubains, ça nous parle beaucoup.
Tu ne vas pas entendre ça à Miami, encore moins à New York ou Paris. J’aime la façon dont les gens inventent des expressions, la manière d’être de la femme cubaine, cette saveur que les gens donnent à la vie malgré les difficultés que nous avons en ce moment. Tu ne trouveras pas cela à l’étranger.
Et plus encore : je crois que quand le public étranger apprend que tu es un musicien qui a quitté Cuba, il ne te voit plus de la même façon, tu es beaucoup moins attrayant. Je ne veux pas dire par là que certains de ceux qui sont restés à l’étranger n’ont pas continué à faire de bonnes choses. Mais ce n’est pas la majorité. C’est quelque chose de très sporadique. Tout cela est très triste.
- Juan, passons à un autre sujet. Lors de sa création, l’orchestre Van Van a surpris avec le rythme songo qui, malheureusement et à cause du blocus, n’a pas été connu, même sur le continent américain. Selon les commentaires de personnes bien informées, le songo peut être considéré comme l’une des premières références de la timba, ce rythme adopté à Cuba dans les années 90. C’est pourquoi j’aimerais connaître ta version sur ce qu’est la timba.
Chico, la timba est un phénomène, un mouvement, qui est sorti des Ecoles d’Art. Et c’est contradictoire, car dans les Ecoles d’Art il y avait un frein ; on interdisait sans interdire, sans le mettre par écrit, d’interpréter de la musique populaire de danse. On pensait, de manière très erronée, que l’on pouvait seulement y apprendre les grands classiques.
Donc les jeunes ont commencé à se réunir presque en cachette, faisant courir le bruit que dans tel maison ils allaient « mettre une timba », qu’il « allait y avoir une timba ». On a commencé à appeler ainsi la musique qu’ils jouaient. C’était un mélange initial de jazz, d’ Irakere, et de Van Van. Maintenant, timba est un terme difficile à expliquer théoriquement. Pour moi, synthétiquement, la timba est comme un son « hard » ; c’est une sonorité agressive, très dure, des instruments, où les textes importent peu. Cela s’appelle la timba comme le tango s’appelle tango ou le son s’appelle son. On ne pouvait pas l’appeler salsa, car ce n’était pas vraiment de la salsa, même si à l’étranger nombreux sont ceux qui ont commencé à dire que la timba était de la salsa cubaine.
Comme c’est le cas du chachacha et d’autres grands genres musicaux cubains, la timba a été inventée par le danseur. A Cuba, le danseur est très exigeant, ce qui nous oblige à rénover constamment notre répertoire, car nous ne pouvons pas courir le risque de jouer et que le public reste immobile. Van Van n’avait pas de cuivres, et on a dû adapter des trombones aux violons, pour qu’ils sonnent plus fort. Le danseur l’exige, mais il ne faut pas non plus négliger le défi que t’imposent les autres groupes.
Ce qui est particulier dans la danse de la timba, c’est que la femme se met à danser seule, quelque chose de peu habituel dans notre milieu. La femme, en dansant la timba, chope un mouvement de taille terrible, que l’on a appelé le « despelote » [la pagaille]. Je ne sais pas pourquoi elles doivent bouger à ce point les hanches, car elles donnent mal à la tête à n’importe qui. Elles mettent leur corps dans un état de transe et de suggestion terrible. Je ne sais pas si ça m’épate autant parce que je ne sais pas danser.
C’est ça la timba, c’est le danseur, particulièrement la femme, qui exige beaucoup de puissance et d’agressivité de la musique. Le danseur l’exige, car il sent qu’il a besoin de cette force, de ce coup instrumental des cuivres, des trombones, et si tu ne le fais pas il ne dansera pas jusqu’à son départ. Il te demandera presque : pourquoi as-tu amené ton orchestre ?
- Juan, une dernière question. Que ressent Juan Formell quand il regarde en arrière et voit le chemin parcouru ?
Mon gars, écoute, avant de te répondre, je dois te dire que j’ai déjà pas mal vécu, ce qui ne veut pas dire que je me sente vieux. Je crois qu’à mon âge tout le monde commence à chercher la tranquillité, et c’est vrai que les tournées me pèsent de plus en plus. Je ne chanterai pas à 70 ans. Ça va pas non ! Peut-être que d’ici cinq ans j’arrêterai les tournées. C’est mon calcul. Je ne compte pas me retirer non plus complètement, car je ne vais pas arrêter de composer ni de faire des arrangements. Tu ne peux pas laisser de côté ce qui t’a tenu compagnie pendant tant d’années, ce qui t’a fait autant que tu l’as fait. C’est impossible.
Qu’est-ce que je ressens quand je regarde mon parcours et celui de Van Van ? Je suis toujours ému quand je vois des milliers de personnes chanter les chansons que j’ai composées dans mon coin, dans une petite salle, dans une chambre d’hôtel.
Que crois-tu que j’ai pu ressentir quand j’ai joué pour la première fois à L’Olympia de Paris, ou dans d’autres « temples » de la musique, à New York, Los Angeles, Madrid ou Londres ? C’est que tu sens que tu fais partie de la musique universelle, qui, parce qu’elle est dansante, populaire, joyeuse, est plus… Je ne sais pas…. Je ne nie pas que souvent je me suis mis à pleurer en repensant aux grandes choses qu’on peut réaliser.
C’est une émotion très grande, immense, tu sens que ton passage dans la vie a eu un sens. Tout le monde n’a pas cette chance. Ça ne veut pas dire qu’on est meilleur que les autres, non : c’est quelque chose que la vie t’as offert et dont tu as su profiter. C’est un privilège de pouvoir communiquer et d’être aimé par tant de gens. Que la lutte et la persévérance t’aient amené à faire partie de l’histoire de l’humanité.
Cela te montre que la vie valait la peine d’être vécue.
* Cette interview est publiée dans le livre « Sur un air de Cuba », Le Temps des Cerises. Paris, septembre 2005.
Traduction : Karine Alvarez et Martial Leduc.